Vincent Demers
Une expérience du déséquilibre.
Quelque chose a été franchi ou déclenché. Une sensation d’électricité statique vient allumer le lobe frontal du médecin tombé dans la dépression. C’est le déséquilibre, il perd la tête. Comme une sorte de mort, il erre dans le monde absurde qui l’entoure de Montréal à New Delhi et de Buenos Aires à New York, à la recherche d’instants de chaos, de vie à créer, d’une issue de secours. Il est l’itinérant le mieux nanti du monde.
Les frontières de la réalité et celles du livre s’effacent peu à peu à travers des rencontres et des histoires qui s’enchâssent pour repousser le néant comme les Mille et une nuits. Le délire, contagieux, se transmet au lecteur. Le médecin devenu écrivain s’embourbe dans l’écriture de son manuscrit, dans sa paranoïa positive et dans ses pensées en cercles, jusqu’au doute hyperbolique et à son arrestation préventive. Il est conduit à l’hôpital escorté des policiers.
Pour nettoyer son esprit, il doit « y dériver un fleuve comme on nettoie des écuries ».
Ce roman sans frontières, empreint de poésie, permet de vivre une expérience littéraire, celle de la perte de ses repères et du déséquilibre. C’est une odyssée à travers la dépression, l’errance et la folie, une fabuleuse psychose, un remède contre le néant.
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Journaliste. — Pourquoi avoir accepté de me rencontrer ? Il paraît que vous ne raffolez pas des entrevues, que vous êtes de nature timide, que vous êtes réservé ?
L’auteur. — Nous nous sommes croisés à Occupy Montréal, je vous ai dessinée en mots dans mon livre. C’était naturel pour moi d’accepter l’entrevue, je vous le devais en quelque sorte.
Journaliste. — Pourquoi avez-vous écrit ce livre ? Selon votre parcours public, nous attendions un essai sur la médecine ou sur le système de santé. Pourquoi un roman sur la folie ?
L’auteur. — Ça n’a pas été réfléchi. Quelque chose a été fécondé dans mon esprit il y a plus de 10 ans. Le livre s’est écrit peu à peu en moi comme un embryon qui se dédoublait sans cesse sur lui-même, jusqu’à ce que j’accouche par la tête. Ça a été douloureux et beau en même temps. J’ai tenté de l’avorter plusieurs fois, de l’abandonner, de le cacher, de le brûler. La première version, loin de celle-ci, intitulée différemment, s’est écrite en trois mois, jour et nuit. Je ne dormais plus. La psychose s’est emparée de moi, les policiers m’ont emmené à l’hôpital, j’ai cessé de travailler, j’ai été suivi par un psychiatre, j’ai erré beaucoup, j’ai pris des médicaments. Ça a duré quelques mois, puis j’ai repris une vie « normale ». J’ai mis le livre de côté, en jachère durant des années. Mais toujours, il revenait. Il s’est réécrit maintes fois, il a changé de titre, il a grandi, il s’est enrichi, il s’est débarrassé de lui-même aussi.
Journaliste. — C’est vous le médecin aliéné ? C’est votre histoire ? Est-ce une biographie ou une thérapie ?
L’auteur. — C’est une histoire fictionnalisée, inspirée de mon vécu, de mon ressenti, de mes rencontres, de mes observations, de mes voyages, des villes où j’ai habité, de mes enfants. J’ai expérimenté un plaisir « quantique » à manipuler la réalité, à inverser les chronologies, à inventer des événements, à confondre des personnages et des lieux, à dissimuler, à trafiquer, à tromper. C’est ce que permet la littérature. C’était pour moi un jeu, comme un enfant qui joue au trictrac. Ce n’est pas un livre sur moi, c’est un roman où le lecteur peut se reconnaître. Ce n’est pas non plus une thérapie, mais c’est un livre qui peut faire du bien.
Journaliste. — Pourquoi ne pas avoir publié votre livre avec un grand éditeur reconnu ? A-t-il été refusé ?
L’auteur. — J’ai soumis une version à quelques éditeurs agréés. Il fallait ensuite attendre de 3 à 6 mois. « En dépit de ses qualités », disait-on quand on me répondait, il n’a pas été retenu. Il intégrait beaucoup de poèmes et l’histoire était alors moins bien ficelée, plus éclatée. J’ai retiré les poèmes, j’ai ajouté, supprimé ou réécrit des chapitres et j’ai retravaillé le récit durant des mois, jusqu’à la version actuelle qui me satisfaisait beaucoup. Après plus d’une décennie, l’œuvre a atteint sa maturité. Je n’ai pas eu la patience de soumettre à nouveau le manuscrit à des éditeurs commerciaux et d’attendre encore 6 mois. J’ai choisi de l’éditer de manière indépendante aux Éditions Ostraca, ce qui m’a permis d’apprendre les rouages de l’industrie du livre. Mon roman est en quelque sorte analogue à un vin d’importation privée, à un film d’auteur indépendant, à de la musique underground. Je pense qu’il a l’avantage d'être marginal, d'avoir conservé son caractère brut, non formaté, non passé dans un prisme commercial. Je conserve aussi tous mes droits. Je vais laisser le livre faire son chemin. On écrit pour raconter une histoire, quand on a la conviction qu'elle peut toucher d’autres personnes. C’est ma motivation.
Journaliste. — Vous décrivez par moments des scènes de prise de drogue, de sexualité et de mort. Quel est votre public cible ?
L’auteur. — Après mon lancement sur les réseaux sociaux, plusieurs personnes m’ont dit que le livre a suscité leur intérêt par son caractère intrigant. Je crois que le livre est capable de toucher toute personne qui apprécie la littérature, mais encore plus celles qui ont « du vécu », qui ont traversé des périodes troubles. Celles qui sont en quête d’une expérience littéraire singulière et déséquilibrante, qui provoque la réflexion, apprécieront particulièrement. Je crois que les « intellos », les marginaux qui aiment l'histoire et la mythologie, la philosophie ou le fantastique et qui recherchent des dissimulations dans le livre l'apprécieront. Le public ciblé est de 16 ans et plus, car l’ouvrage décrit l’utilisation de drogues, des scènes sexuelles, des propos sur le suicide et des images de mort. Malgré ce qui précède, la beauté revient par vagues illuminer l’ombre dans ce roman, jusqu’à la fin de l’histoire qui ouvre sur l’espoir, l’amour, la renaissance et la vie. Une femme de 90 ans qui l'a particulièrement apprécié m'a dit l'avoir fait circuler dans sa résidence pour aînés, d'appartement en appartement, alors je pense qu'il est accessible, bien qu'original.
Journaliste. — Que vivront les personnes qui liront votre livre ?
L’auteur. — C’est un roman qui transporte le lecteur ou la lectrice à la fois dans le « délire lucide » du narrateur et, par l’errance de ce dernier, dans diverses villes du monde à commencer par Montréal. C’est aussi, en quelque sorte, un voyage dans le passé (on revit entre autres Occupy Montréal de l’intérieur). Le lecteur est par ailleurs conduit à expérimenter la perte de ses repères dans le livre, contre toute attente, tout comme le vit la personne en psychose. Il y a des moments forts qui peuvent s'imprégner dans les mémoires. L’œuvre visite les thèmes de la folie et de la dépression, de la solitude et de l’errance, de l’amour et de la filiation, de la laideur et de la beauté, de la perte et du deuil, de la mort et de la vie. C’est un texte, à mon avis, au caractère universel. Le fait qu’un médecin subisse cette odyssée donne à l’histoire un contexte inhabituel, improbable, dérangeant, mais rappelle que personne n’est à l’abri d’un trouble de la santé mentale et de la folie. Un chapitre rapporte d’ailleurs qu’un neurologue (un autre médecin aliéné ?) a commis le double infanticide de ses enfants, ce qui est inspiré d’un tragique fait divers qui a marqué l’actualité au Québec il y a quelques années. On retrouve dans cet ouvrage des touches d’humour absurde, d’ironie et de poésie, des allusions mythologiques, historiques et philosophiques, ainsi que des réflexions sur la société (notamment un bref passage sur l’aliénation du travail du médecin — le titre du livre porte donc un double sens). En somme, j’espère que les personnes qui le liront seront intriguées, feront quelques découvertes, remettront leurs certitudes en question, mais surtout qu'elles auront du plaisir à le lire.
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